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alain de benoist - Page 108

  • Conversation avec Alain de Benoist...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à Nicolas Gauthier et publié sur Boulevard Voltaire. Alain de Benoist y rebondit sur quelques sujets d'actualité...

     

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    Les reniements du PC ne m'inspirent que du dégoût

    Le PCF vient d’abandonner son historique marque de fabrique, la faucille et le marteau. Il est vrai, qu’en France, il y a de moins en moins d’ouvriers et de paysans. Nonobstant, que vous inspire ce qu’il faut bien nommer un reniement ?

    Ce que devrait inspirer tout reniement : un extraordinaire dégoût. Je n’ignore rien, bien sûr, de toutes les pages noires de l’histoire du Parti communiste français. Celui-ci n’en a pas moins représenté durant des décennies une immense espérance pour des millions de travailleurs. Au fil des années, le PC a progressivement tout largué : la révolution, la grève générale, la dictature du prolétariat. C’est aujourd’hui un parti social-démocrate, qui se soucie plus de « lutter contre l’exclusion » au nom des droits de l’homme (dont Karl Marx avait fait une critique ravageuse) que de défendre le peuple contre l’emprise du Capital. La faucille et le marteau étaient précisément un symbole qui renvoyait au peuple. Je vous signale que celui-ci n’a pas disparu (les ouvriers et les employés constituent toujours la majorité de la population française) et que la guerre de classes bat plus que jamais son plein. Mais regardez les dirigeants actuels du PC : Marie-George Buffet n’évoque pas vraiment Louise Michel ou Rosa Luxemburg. Elle a l’air d’une petite ménagère ménopausée comme les autres. Pierre Laurent ressemble à n’importe quel employé de bureau (c’est d’ailleurs ce qu’il est). La Charte d’Amiens (1906) proposait aux travailleurs de lutter pour la « disparition du salariat et du patronat ». Cet objectif aussi a été abandonné. À quand le remplacement de la faucille et du marteau, outils du prolétariat, par le sex toy et la télécommande ?

    Le PC se renie pour être plus « en phase avec son époque », ce qui montre qu’il n’a plus la moindre intention de la changer. Les curés avaient fait de même en abandonnant la soutane. Quant aux homos, je suis surpris que les adversaires du mariage gay ne voient pas à quel point leur désir de passer devant monsieur le maire traduit leur embourgeoisement. Il y avait autrefois une charge subversive dans l’homosexualité, et tous les homos que j’ai connus étaient très fiers de ne pas être « comme les autres ». Aujourd’hui, ils ne rêvent apparemment que de se faire des bisous en public, de pousser des caddies et de changer des couches-culottes. Mon ami Guy Hocquenghem s’en serait étranglé de rage. De quelque côté qu’on se tourne, on normalise ! C’est aussi cela la pensée unique.

    Toujours à propos de l’URSS et du PCF, cette phrase vous poursuit depuis longtemps : « Je préfère porter la casquette de l’Armée rouge que manger des hamburgers à Brooklyn… » Pouvez-vous la resituer dans son contexte d’alors et nous dire si vous aviez tort d’avoir eu raison un peu trop tôt, ou s’il s’agissait seulement d’une boutade ?

    Elle me poursuit d’autant mieux que je ne l’ai jamais prononcée. Voici le texte exact, vieux de trente ans et fort différent de celui que vous citez : « Certains ne se résignent pas à la pensée d’avoir un jour à porter la casquette de l’Armée rouge. De fait, c’est une perspective affreuse. Nous ne pouvons pas, pour autant, supporter l’idée d’avoir un jour à passer ce qui nous reste à vivre en mangeant des hamburgers du côté de Brooklyn. » (Orientations pour des années décisives, Labyrinthe, Paris 1982, p. 76). C’était évidemment une formule. Je voulais dire par là que je ne me sentais pas plus en phase avec le soviétisme qu’avec l’occidentalisme, qui m’apparaissaient l’un et l’autre comme deux moyens différents d’aliéner les libertés humaines. C’est dire que je n’ai jamais cru à la fable du « monde libre », alibi cache-sexe de l’impérialisme américain. L’effondrement de l’URSS a eu le mérite de faire apparaître cette fable en pleine lumière. Après le totalitarisme hard du Goulag, le totalitarisme mou du politiquement correct et la colonisation des imaginaires symboliques par les seules valeurs marchandes. Je ne suis pas sûr qu’on y ait gagné.

    Jadis, les médias dominants nous ont vendu la Guerre froide, bloc contre bloc, et s’acharnent désormais à nous refourguer le même bidule, Occident « chrétien » contre Orient « musulman ». À cette roulette truquée, on a toujours l’impression que le zéro sort à tous les coups…

    Le mot « Occident » n’a plus aucun sens aujourd’hui. N’en déplaise aux groupies du « choc des civilisations », l’Occident ne constitue pas plus que l’islam un ensemble unitaire et homogène. Pour croire que l’islam est partout le même, en Arabie saoudite comme en Indonésie par exemple, il faut vraiment n’avoir pas beaucoup voyagé. Pour ma part, je n’ai rien à dire aux islamologues de comptoir qui citent les hadîth comme August Rohling, autre « grand spécialiste », citait le Talmud à l’époque de la Revue internationale de Mgr Jouin. Plus comiques sont ceux qui nous expliquent doctement que musulmans et djihadistes, c’est du pareil au même, à un moment où, partout dans le monde, les premiers sont massacrés et hachés menus par les seconds. Quant à ceux qui veulent interdire le Coran (sic), je leur souhaite bon courage. Je croirai à leur sincérité quand ils réclameront l’interdiction de la Bible (en raison des innombrables appels au meurtre au nom de Dieu qu’elle contient) et des épîtres de saint Paul (qui proclame la « sujétion » des femmes et leur fait obligation d’être voilées, cf. 1 Cor. 11, 5-10). Mettre dans le même sac les problèmes de l’immigration, de l’islam, de l’islamisme et du djihadisme est vraiment la marque de fabrique des esprits paresseux.

    Sous l’apparence des choses, il n’y a aujourd’hui que deux fractures fondamentales. Celle qui, dans le monde musulman, oppose les sunnites et les chiites. Et celle qui sépare l’Europe des États-Unis, deux ensembles aux valeurs opposées et aux intérêts divergents, comme l’ont souligné tous les géopoliticiens, de MacKinder à Spykman. Carl Schmitt disait que l’histoire du monde n’est que l’histoire de la lutte entre les puissances de la Terre et les puissances de la Mer. Celle-ci correspond aujourd’hui à l’affrontement potentiel entre la puissance océanique américaine et le grand ensemble continental associant l’Europe et la Russie. On en verra les effets dans les années qui viennent. Pour l’heure, on peut dire que la Paix chaude a remplacé la Guerre froide.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 3 mars 2013)

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  • "Pour savoir ce qui est aujourd'hui sacré, cherchez ce qui est tabou..."

    Nous reproduisons ci-dessous un court entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la situation du christianisme à l'heure de la démission du pape Benoît XVI...

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    A propos du christiannisme et de Benoît XVI...

    Entretien avec Alain de Benoist


    À en croire un ancien numéro de votre revue, Éléments, si le catholicisme du XXe siècle a vidé les églises, au moins aura-t-il empli les idées, notre monde étant constitué d’idées chrétiennes, non point devenues « folles », pour reprendre l’expression de G.K. Chesterton, mais « laïcisées ». Le diagnostic tient-il toujours la route ?

    Il a en tout cas été porté de longue date. L’avènement de la modernité se confond avec un mouvement de sécularisation qui doit s’envisager de façon dialectique. D’un côté, la religion perd sa place sociale et son rôle politique, désormais rabattu sur la sphère privée. De l’autre, les valeurs et les concepts chrétiens ne disparaissent pas ; ils sont seulement retranscrits en un langage profane. C’est en ce sens que la modernité reste tributaire de la religion. Le très catholique Carl Schmitt affirmait que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologique sécularisés ». Il faisait lui-même un parallèle entre monarchie et monothéisme, entre déisme et constitutionnalisme (« Le Dieu tout-puissant est devenu le législateur omnipotent »). Karl Löwith et bien d’autres ont montré, de leur côté, que l’idéologie du progrès reprend la conception linéaire et finalisée de la temporalité historique qui, dans le christianisme, a remplacé la vision cyclique des Grecs : le bonheur remplace le salut, le futur se substitue à l’au-delà. L’idéologie des droits de l’homme tire pareillement son origine de l’idée chrétienne d’une égale dignité de tous les hommes, membres d’une famille unique. Les notions mêmes de sécularité et de laïcité appartiennent à la terminologie chrétienne. C’est la raison pour laquelle Marcel Gauchet a pu définir le christianisme comme la « religion de la sortie de la religion ».

    Vous n’êtes pas spécialement connu pour hanter les églises, mais, à titre personnel, que vous inspire le pontificat de Benoît XVI ?

    Benoît XVI a été dans son rôle. Il a beaucoup fait pour rapprocher les chrétiens des juifs. Il a dénoncé le « fondamentalisme islamique », sans préciser toutefois que ce sont surtout les musulmans qui en sont les victimes. Avec le motu proprio qui a réhabilité la messe traditionnelle, il a tenté sans grand succès de ramener les traditionalistes dans le giron de l’Église. Pour le reste, il est toujours comique de voir les médias lui reprocher de n’avoir pas été plus « en phase avec son époque », comme si la doctrine de l’Église (à laquelle nul n’est obligé d’adhérer) était une sorte de programme politique qu’on pourrait infléchir au gré des circonstances. Il est curieux également qu’aucun de ceux qui le présentent comme un « conservateur », que ce soit pour s’en féliciter ou pour le déplorer, n’ait rappelé que dans l’encyclique Caritas in veritate (2009), il s’était explicitement prononcé pour l’instauration d’un gouvernement mondial : « Il est urgent que soit mise en place une véritable Autorité mondiale, telle qu’elle a déjà été esquissée par mon Prédécesseur, le bienheureux Jean XXIII […] Le développement intégral des peuples et la collaboration internationale exigent que soit institué un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation. » (§ 67)

    En 2013, une chrétienté bousculée par l’islam et, surtout, par un monde de plus en plus sécularisé, a-t-elle quelque chose à apporter à une humanité tendant à perdre le sens du sacré ?

    Je fais partie de ceux qui pensent que le sens du sacré ne se perd jamais totalement : la production d’une individualité collective est déjà de nature religieuse. Même sur le plan politique, le sacré est une composante inéliminable du pouvoir dans la mesure où le pouvoir met en jeu le problème de la vie et de la mort. Toute époque a ses zones de sacré. Pour savoir ce qui est aujourd’hui sacré, cherchez ce qui est tabou. La chrétienté, qui n’a pas le monopole du sacré, est aujourd’hui menacée par l’individualisation et, surtout, la privatisation de la foi. Pour retrouver une visibilité publique et en finir avec la relégation du fait religieux dans la sphère de la conscience privée, l’Église s’appuie sur l’émergence de la « société civile ». On l’a bien vu avec la mobilisation des familles catholiques contre le mariage gay. Pour continuer d’avoir un impact sur une société sécularisée, l’Église se pose en autorité morale, en experte ès affaires humaines, voire en marqueur identitaire. Cela n’empêche pas qu’il n’y a plus que 5 % de pratiquants en France et que l’âge moyen des prêtres est de 75 ans. On ne peut s’empêcher de penser qu’il y a là quelque chose qui touche à sa fin.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 19 février 2013)

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  • Gagner une guerre aujourd'hui ?...

    Nous vous signalons la parution aux éditions economica d'un ouvrage collectif, dirigé par le colonel Stéphane Chalmin et intitulé Gagner une guerre aujourd'hui ?. On trouvera dans ce livre des textes d'officiers comme le général Vincent Desportes ou le colonel Michel Goya mais aussi d'auteurs comme Alain de Benoist, Dominique Venner, Jacques Sapir, Jean-Sylvestre Montgrenier ou Bernard Wicht, notamment. A lire, donc !

     

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    " Le monde contemporain est marqué par un paradoxe majeur. Les affrontements armés s’y multiplient mais, parallèlement, l’emploi de la force militaire ne produit le plus souvent que des résultats ambigus, loin des objectifs que se fixaient les différentes parties.

    Les difficultés rencontrées par les armées occidentales sur les différents théâtres où elles ont été engagées depuis la fin de la deuxième guerre mondiale posent ainsi une question claire : est-il encore possible aujourd’hui, pour elles, de gagner une guerre ?

    L’utilisation de l’outil militaire par les États dans la conduite de leur politique extérieure demeure nécessaire et légitime. Mais quels objectifs peut-on rechercher, quelles sont les conditions du recours à la force, à quelles contraintes va-t-on faire face, assiste-t-on à un déclin de la puissance militaire occidentale, comment « réussir » nos guerres ?

    Autant de questions fondamentales auxquelles les meilleurs spécialistes apportent leurs réponses complémentaires dans cet ouvrage qui éclaire d’un jour nouveau une problématique centrale du monde d’aujourd’hui."

    Au sommaire :

    Introduction générale

    L’impuissance de la puissance militaire, préambule du Général Vincent Desportes

    Les forces morales, Alain de Benoist

    La France peut-elle encore gagner une guerre ?, Colonel Michel Goya

     
    La nature des opérations a profondément changé

    La place des guerres urbaines, Antonin Tisseron

    La place du droit dans les guerres, Michel Deyra

    Les limites de l’approche globale en Afghanistan, Olivier Hubac

     
    Un environnement bouleversé

    Les défis d’un monde polycentrique et déséquilibré. De l’Europe à l’Occident, Jean-Sylvestre Mongrenier

    La société civile et la guerre, Jean-Jacques Roche

    De la guerre à l’intervention, de la victoire au succès, Christophe Wasinski

     
    Une légitimité remise en question

    L’avenir de la guerre et des armées, Dominique Venner

    Le Front moral de la guerre, Louis Gautier

    Armée et démocratie : le réquisit d’une raison éthique consolidée, Cynthia Fleury

    Le « déni de la mort » dans les sociétés modernes occidentales et ses conséquences sur la vision de la guerre, Frédéric Coste

     
    Les acteurs doivent s’adapter pour obtenir la victoire

    Gagner par l’artefact ? Le rôle de la technique dans la victoire, Joseph Henrotin

    Agir militairement en Afrique, GCA Jean-Paul Thonier

    La régénération des nations. Schwitzer werden - la voie suisse – Swissbollah, Bernard Wicht

    L’introuvable patrie, Raymond Boudon

    La force des démocraties, Élie Baranets

    Les démocraties savent-elles encore gagner les guerres ?, Jacques Sapir
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  • Entretien avec des hommes remarquables...

    Les éditions Alexipharmaque viennent de publier Entretiens avec des hommes remarquables, un recueil d'entretiens réalisés par le Cercle Curiosa, avec Luc-Olivier d'Algange, Christian Bouchet, Klaus Charnier, Francis Cousin, Alexandre Douguine, Michel Drac, Arnaud Guyot-Jeannin, Thibaut Isabel et Laurent James. L'ouvrage est préfacé par Alain de Benoist.

     

     

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    Préface d’Alain de Benoist.

    Notre époque, que certains qualifieront de postmoderne souffre d’un cruel manque d’attention. Ère vaporeuse et spectaculaire, stroboscopique, aliénée et aliénante, ou tout s’entrechoque dans un chaos d’images, de concepts, d’identités et de croyances. 
     
    Afin de s’adapter à cette frénésie, l’Homo Occidentalis horizontalise son rapport au monde pour mieux le saisir, il s’aplatit devant l’horizon, entraînant avec lui le reste de l’humanité.
     
    Parce qu’il s’inscrit lui aussi dans son époque, ce présent ouvrage ne propose pas de solution de redressement mais un kaléidoscope d’idées nouvelles, ou parfois anciennes, en tous les cas d’autres regards.
     
    Le Cercle Curiosa se veut avant tout un des multiples représentants de cette très ancienne tradition Européenne qu’est la pensée critique. Il propose de donner la parole à ceux que l’époque oublie, sciemment ou non.

    Les participants à ce recueil d’entretiens explorent bien des domaines ; ils sont des politiques, des mystiques, des philosophes, et avant tout des poètes. 
     
    Á travers leurs styles particuliers, ils manifestent une volonté commune de réenchanter le monde et renouent avec l’ancienne lumière de l’Être qui s’est perdue. C’est en cela qu’ils sont remarquables.

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  • Le point de vue d'Alain de Benoist sur la situation en Egypte...

    Alain de Benoist, directeur des revues Nouvelle Ecole et Krisis et éditorialiste de la revue Eléments, répond aux questions de la radio iranienne francophone, IRIB, à propos de la situation insurrectionnelle en Egypte, dans un entretien diffusé le 31 janvier 2013.

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  • Brève histoire de l'idée de progrès...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte d'Alain de Benoist, tiré de la revue Nouvelle École (n° 51, année 2000) et consacré à l'histoire de l'idée de progrès. Ce texte a ensuite été réédité dans le recueil de textes de cet auteur, intitulé Critiques - Théoriques (L'Âge d'Homme, 2003). 

     

     

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    Une brève histoire de l'idée de progrès

    L'idée de progrès apparaît comme l'un des présupposés théoriques de la modernité. On a même pu y voir, non sans raison, la véritable « religion de la civilisation occidentale ». Historiquement, cette idée se formule plus tôt qu'on ne l'a dit, autour de 1680, dans le cadre de la querelle des Anciens et des Modernes, à laquelle participent Terrasson, Perrault, l'abbé de Saint-Pierre et Fontenelle. Elle se précise ensuite à l'initiative d'une seconde génération, comprenant principalement Turgot, Condorcet et Louis Sébastien Mercier.

    Le progrès peut se définir comme un processus accumulant des étapes, dont la plus récente est toujours jugée préférable et meilleure, c'est-à-dire qualitativement supérieure à celle qui l'a précédée. Cette définition comprend un élément descriptif (un changement intervient dans une direction donnée) et un élément axiologique (cette progression est interprétée comme une amélioration). Il s'agit donc d'un changement orienté, et orienté vers le mieux, à la fois nécessaire (on n'arrête pas le progrès) et irréversible (il n'y a pas globalement de retour en arrière possible). L'amélioration étant inéluctable, il s'en déduit que demain sera toujours meilleur.
      
    Les théoriciens du progrès se divisent sur la direction du progrès, le rythme et la nature des changements qui l'accompagnent, éventuellement ses acteurs principaux. Tous adhérent néanmoins à trois idées-clés : 1) Une conception linéaire du temps et l'idée que l'histoire a un sens, orienté vers le futur. 2) L'idée de l'unité fondamentale de l'humanité, tout entière appelée à évoluer dans la même direction. 3) L'idée que le monde peut et doit être transformé, ce qui implique que l'homme s'affirme comme maître souverain de la nature.

    Ces trois idées proviennent à l'origine du christianisme. A partir du XVIIe siècle, l'essor des sciences et des techniques entraîne leur reformulation dans une optique sécularisée.

    Chez les Grecs, seule l'éternité est réelle. L'être authentique est immuable : le mouvement circulaire qui assure l'éternel retour du même dans une série de cycles successifs est l'expression la plus parfaite du divin. S'il y a montée et descente, progrès et déclin, c'est à l'intérieur d'un cycle auquel ne peut qu'en succéder un autre (théorie de la succession des âges chez Hésiode, du retour de l'âge d'or chez Virgile). D'autre part, la détermination majeure vient du passé, non du futur : le terme archè renvoie avant tout à l'origine (« archaïque ») en tant qu'autorité (« archonte », « monarque »).

    Avec la Bible, l'histoire devient un phénomène objectivable, une dynamique de progrès qui vise, dans une perspective messianique, à l'avènement d'un monde meilleur. La Genèse assigne à l'homme la mission de « dominer la Terre ». La temporalité est le vecteur grâce auquel le meilleur est appelé à se dévoiler progressivement dans le monde. Du coup, l'évènement peut avoir un rôle salvateur : Dieu se révèle historiquement. La temporalité est en outre orientée vers le futur, de la Création à la Parousie, du Jardin d'Eden au Jugement dernier. L'âge d'or n'est plus dans le passé, mais à la fin des temps : l'histoire finira, et elle finira bien, au moins pour les élus.


    Cette temporalité linéaire exclut tout éternel retour, toute conception cyclique de l'histoire, à l'image de l'alternance des âges et des saisons. Depuis Adam et Eve, l'histoire du salut se déroule selon une nécessité arrêtée de toute éternité, chemine avec l'ancienne Alliance et, dans le christianisme, culmine dans une Incarnation qui ne saurait se répéter. Saint Augustin sera le premier à tirer de cette conception une philosophe de l'histoire universelle englobant toute l'humanité, celle-ci étant appelée à progresser d'âge en âge vers le mieux.


    La théorie du progrès sécularise cette conception linéaire de l'histoire, d'où découlent tous les historicismes modernes. La différence majeure est que l'audelà est rabattu sur l'avenir, et que le bonheur remplace le salut. Dans le christianisme, le progrès reste en effet eschatologique plus qu'historique au sens propre. L'homme doit chercher à faire son salut ici-bas, mais en vue de l'autre monde. Il n'a pas, d'autre part, la maîtrise du plan divin. Enfin, le christianisme condamne le désir insatiable et pose, comme le stoïcisme, que la sagesse morale réside dans la limitation plus que dans la multiplication des désirs. Seul le courant millénariste, s'inspirant de l'Apocalypse, fait précéder le Jugement dernier de mille ans de règne terrestre. Sécularisant la vision d'Augustin, il inspirera la postérité spirituelle de Joachim de Flore.


    Pour parvenir à sa formulation moderne, la théorie du progrès avait donc besoin d'éléments supplémentaires. Ceux-ci apparaissent à partir de la Renaissance, et s'épanouissent à partir du XVIIe siècle.


    L'essor des sciences et des techniques, ajouté à la découverte du Nouveau Monde, nourrit alors l’optimisme en paraissant ouvrir le champ d'une infinité d'améliorations possibles. Francis Bacon, qui est le premier à utiliser le mot « progress » dans un sens temporel, et non plus spatial, affirme que le rôle de l'homme est de maîtriser la nature en connaissant ses lois. Descartes propose pareillement aux hommes de se rendre maîtres et possesseurs de la nature. Celle-ci, écrite « en langage mathématique » pour Galilée, devient alors muette et inanimée. Le cosmos n'est plus porteur de sens par lui-même. Il n'est plus qu'une mécanique, qu'il faut démonter pour la connaître et l'instrumentaliser. Le monde devient pur objet de l'homme-sujet. L'homme éprouve la conviction que, grâce à la raison, il peut ne s'en remettre qu'à lui-même.


    Le cosmos des Anciens cède ainsi la place à un monde nouveau, géométrique, homogène et (probablement) infini, gouverné par des lois de cause à effet. Le modèle qui s'y applique est un modèle mécanique, plus particulièrement celui de l'horloge. Le temps lui-même devient homogène, mesurable : c'est le « temps des marchands », qui remplace le « temps des paysans » (Jacques Le Goff). La mentalité technicienne surgit de ce nouvel esprit scientifique. La technique a pour but principal d'accumuler des utilités, c'est-à-dire d'aider à produire des choses utiles.


    Il y a convergence évidente entre cet optimisme scientifique et les aspirations d'une classe bourgeoise en passe de s'imposer sur des marchés nationaux dont la création est allée de pair avec celle des royaumes territoriaux. La mentalité bourgeoise tend à ne considérer comme valables, voire comme réelles, que les seules quantités calculables, c'est-à-dire les valeurs marchandes. Georges Sorel verra plus tard dans la théorie du progrès une « doctrine bourgeoise ».


    Au XVIIIe siècle, les économistes classiques (Adam Smith, Bernard Mandeville, David Hume) réhabilitent de leur côté le désir insatiable : les besoins de l'homme, selon eux, sont toujours susceptibles d'être augmentés. Il est donc dans la nature même de l'homme de toujours vouloir plus et d'agir en conséquence, en cherchant en permanence à maximiser son meilleur intérêt. Jointe à l'optimisme ambiant, cette argumentation tend à relativiser ou à effacer dans les esprits la thématique du péché originel.


    Avec une particulière insistance, on souligne alors le caractère cumulable du savoir scientifique. La conclusion qu'on en tire est le caractère nécessaire du progrès : on en saura toujours plus, donc tout ira toujours mieux. Un bon esprit étant « composé de tous ceux qui l'ont précédé », il s'en déduit la constante supériorité des Modernes : « Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants », dit Bernard de Clairvaux, repris par Fontenelle. Il n'y a donc plus d'autorité des Anciens. La tradition est au contraire perçue comme faisant par nature obstacle à la marche en avant de la raison. La comparaison du présent et du passé, toujours à l'avantage du premier, permet du même coup de dévoiler le mouvement de l'avenir. Le mouvement comparatif devient ainsi prédictif : le progrès, posé d'abord comme le résultat de l'évolution, s'instaure comme le principe de cette évolution.

    Une autre idée, déjà formulée par saint Augustin, est celle d'une humanité conçue comme un organisme unitaire, qui aurait progressivement quitté l'enfance des « premiers âges » pour entrer dans l'« âge adulte ». Turgot parle ainsi du « genre humain, considéré depuis son origine [...] qui paraît aux yeux du philosophe un tout immense qui lui-même a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès ». Le mécanicisme cède ici la place à la métaphore organiciste, mais il s'agit d'un organicisme paradoxal, puisque l'on n'y envisage ni le vieillissement ni la mort. Cette idée d'un organisme collectif devenant perpétuellement « plus adulte » donnera naissance à l'idée contemporaine du « développement » compris comme croissance indéfinie. Au XVIIIe siècle, elle conforte un certain mépris de l'enfance, qui va de pair avec le mépris des origines et des débuts, toujours regardés comme inférieurs.


    La notion de progrès implique encore l'idolâtrie du novum : toute nouveauté est a priori meilleure du seul fait qu'elle est nouvelle. Cette soif du nouveau, systématiquement posé comme synonyme de meilleur, va rapidement devenir l'une des obsessions de la modernité. En art, elle débouchera sur la notion d'« avant-garde » (qui a aussi ses contreparties en politique).


    La théorie du progrès possède désormais toutes ses composantes. Turgot, en 1750, puis Condorcet, l'expriment sous la forme d'une conviction qui se formule simplement : « La masse totale du genre humain marche toujours à une perfection plus grande ». L'histoire de l'humanité est ainsi perçue comme définitivement unitaire. Ce qui est conservé du christianisme est l'idée d'une perfection future de l'humanité et la certitude que l'humanité se dirige vers une fin unique. Ce qui est abandonné, c'est le rôle de la Providence, dont la raison humaine prend la place. L'universalisme se fonde désormais sur une raison « une et entière en chacun », débordant tous les contextes, excédant toutes les particularités.


     Parallèlement, l'homme est posé, non seulement comme un être de désirs et de besoins sans cesse renouvelés, mais aussi comme un être indéfiniment perfectible. Une anthropologie nouvelle en fait une table rase, une cire vierge à la naissance, ou bien lui attribue une « nature » abstraite, entièrement dissociée de son existence concrète. La diversité humaine, individuelle ou collective, est regardée comme contingente et indéfiniment transformable par l'éducation et le « milieu ». La notion d'artifice devient centrale et synonyme de culture raffinée. L'homme n'est plus censé accomplir son humanité qu'en s'opposant à une nature dont il lui faut s'affranchir pour se « civiliser ».


    L'humanité doit alors s'affranchir de tout ce qui pourrait entraver l'irrésistible marche en avant du progrès : les « préjugés », les « superstitions », le « poids du passé ». On touche ici, indirectement, à la justification de la Terreur : si l'humanité a le progrès pour fin nécessaire, quiconque fait obstacle au progrès peut à bon droit être supprimé ; quiconque s'oppose au progrès de l'humanité peut à bon droit être placé hors humanité et décrété « ennemi du genre humain » (d'où la difficulté de réconcilier les deux affirmations kantiennes de l'égale dignité des hommes et du progrès de l'humanité). Les totalitarismes modernes (communisme soviétique, national-socialisme) généraliseront cette idée qu’il y a des « hommes en trop », dont la seule existence empêche l’avènement d’un monde meilleur.


    Cette attitude de rejet de la « nature » et du « passé » est fréquemment représentée comme synonyme d'un affranchissement de tout déterminisme. En réalité, la détermination par le passé est remplacée par la détermination par l'avenir : c'est le « sens de l'histoire ».


    L'optimisme inhérent à la théorie du progrès s'étend rapidement à tous les domaines, à la société et à l'homme. Le règne de la raison est censé déboucher sur une société à la fois transparente et pacifiée. Supposé avantageux pour toutes les parties, le « doux commerce » (Montesquieu) est appelé à substituer l'échange marchand au conflit, dont les causes « irrationnelles » seront progressivement éliminées. L'abbé de Saint-Pierre énonce ainsi, bien avant Kant, un « projet de paix perpétuelle », que critiquera durement Rousseau. Condorcet propose de perfectionner rationnellement la langue et l'orthographe. La morale elle-même doit présenter les caractères d'une science. L'éducation vise à habituer les enfants à se débarrasser des « préjugés », source de tout le mal social, et à faire usage de leur seule raison.


    La marche de l'humanité vers le bonheur est ainsi interprétée comme le parachèvement du bonheur moral. Pour les hommes des Lumières, étant donné que l'homme agira à l'avenir de façon toujours plus « éclairée », la raison se perfectionnera et l'humanité deviendra elle-même moralement meilleure. Le progrès, loin de n'affecter que le cadre extérieur de l'existence, transformera donc l'homme lui-même. Un progrès acquis dans un domaine se répercutera nécessairement dans tous les autres. Le progrès matériel entraîne le progrès moral.


    Sur le plan politique, la théorie du progrès est très vite associée à un animus antipolitique. Le regard porté sur l'État par les théoriciens du progrès est néanmoins ambigu. D'un côté, l'État bride l'autonomie de l'économie, regardée comme la sphère de la « liberté » et de l'action rationnelle par excellence : William Godwin dit que les gouvernements créent par nature des obstacles à la propension naturelle de l'homme à aller de l'avant. De l'autre, il permet à l'homme, dans la tradition contractualiste inaugurée par Hobbes, d'échapper aux contraintes propres à l'« état de nature ». L'État peut donc être à la fois obstacle et moteur du progrès.


    L'idée la plus courante est que la politique doit elle-même devenir rationnelle. L'action politique doit cesser d'être un art, gouverné par le principe de prudence, pour devenir une science, gouvernée par le principe de raison. A l'image de l'univers, la société peut être regardée comme une mécanique, dont les individus sont les rouages. Elle doit donc être gérée rationnellement, selon des principes aussi réguliers que ceux que l'on observe en physique. Le souverain doit être le mécanicien chargé de faire évoluer la « physique sociale » vers « la plus grande utilité publique ». Cette conception inspirera la technocratie et la conception administrative et gestionnaire de la politique que l'on retrouvera chez un Saint-Simon ou un Auguste Comte.


    Une question particulièrement importante est de savoir si le progrès est indéfini ou s'il débouche sur un stade ultime ou terminal qui serait, soit une nouveauté absolue, soit comme la restitution plus « parfaite » d'un état originel ou antérieur : synthèse hegelienne, société sans classes restituant le communisme primitif (Marx), fin de l'histoire (Fukuyama), etc. Se trouve du même coup posée la question de savoir si le but final, au cas où il y en aurait un, peut être connu par avance. Sur quoi débouche le progrès, pour autant qu'il débouche sur autre chose que lui-même ?

    Ici, les libéraux ont tendance à croire à un progrès indéfini, à une amélioration sans fin de la condition humaine, tandis que les socialistes lui assignent plutôt une fin heureuse bien déterminée. Cette seconde attitude fait confluer progressisme et utopisme : le changement perpétuel est censé déboucher sur l'état stationnaire, le mouvement de l'histoire n'est posé que pour mieux en envisager la fin. La première attitude n'est toutefois pas plus réaliste. D'une part, si l'homme est en marche vers la perfection, celle-ci, en tant qu'elle est appelée à se réaliser, devra bien un jour cesser de se perfectionner. D'autre part, s'il n'y a pas de but connaissable du progrès, comment peut-on encore parler de progrès, puisque seule la reconnaissance d'un but donné permet d'affirmer qu'un état nouveau représente, au regard de ce but, un progrès par rapport à l'état antérieur ?

    Une autre question tout aussi importante est celle-ci : le progrès est-il une force incontrôlée qui intervient d'elle-même, ou bien les hommes doivent-ils intervenir pour l'accélérer ou supprimer ce qui l'entrave ? Le progrès est-il d'autre part régulier et continu, ou bien implique-t-il des sauts qualitatifs brusques et des ruptures ? Peut-on accélérer le progrès en intervenant dans son cours ou risque-t-on, ce faisant, de retarder son accomplissement ? Ici encore, les libéraux, tenants de la « main invisible » et du « laisser-faire », se séparent des socialistes, plus volontaristes, sinon révolutionnaires.

    C'est au XIXe siècle que la théorie du progrès connaît en Occident son apogée. Elle se reformule toutefois dans un climat différent, marqué par la modernisation industrielle, le positivisme scientiste, l'évolutionnisme et l'apparition des grandes théories historicistes.


    L'accent est alors mis sur la science plus que sur la raison, au sens philosophique du terme. L'espoir se généralise d'une organisation « scientifique » de l'humanité et d'une maîtrise par la science de tous les phénomènes sociaux. C'est le thème sur lequel reviennent inlassablement Fourier, avec son Phalanstère, Saint-Simon, avec ses principes technocratiques, Auguste Comte, avec son Catéchisme positiviste et sa « religion du progrès ».


    Les termes de « progrès » et de « civilisation » tendent en même temps à devenir synonymes. L'idée de progrès sert de légitimation à la colonisation, censée diffuser partout dans le monde les bienfaits de la « civilisation ».


    La notion de progrès se reformule à la lumière de l'évolutionnisme darwinien, l'évolution du vivant étant elle-même réinterprétée comme progrès (notamment chez Herbert Spencer, qui définit le progrès comme évolution du simple au complexe, de l'homogène à l'hétérogène). De ce fait, les conditions du progrès se transforment sensiblement. Le mécanicisme des Lumières se conjugue désormais avec l'organicisme biologique, tandis que son pacifisme affiché cède la place à l'apologie de la « lutte pour la vie ». Le progrès résulte désormais de la sélection des « plus aptes » (les « meilleurs »), dans une vision concurrentielle généralisée. Cette réinterprétation conforte l'impérialisme occidental : parce qu’elle est « la plus évoluée », la civilisation de l'Occident est aussi nécessairement la meilleure.


    C'est alors la vogue maximale de l'évolutionnisme social. L'histoire de l'humanité est divisée en « stades » successifs, marquant les différentes étapes de son « progrès ». La dispersion des différentes cultures dans l'espace est retransposée dans le temps : les sociétés « primitives » renverraient aux Occidentaux l'image de leur propre passé (ce sont des « ancêtres contemporains »), tandis que l'Occident leur présenterait celle de leur avenir. Condorcet faisait déjà passer l'humanité par dix étapes successives. Hegel, Auguste Comte, Karl Marx, Freud, etc. proposent des schémas analogues, allant de la « croyance superstitieuse » à la « science », de l’ère « théologique » à l’ère « scientifique », de la « mentalité primitive » ou « magique » à la mentalité « civilisée » et au règne universel de la raison.


    Conjuguée au positivisme scientiste, qui touche au premier chef l'anthropologie et nourrit l'illusion qu'on peut dans l'absolu mesurer les cultures en valeur, cette théorie donne naissance au racisme, qui perçoit les civilisations traditionnelles, soit comme définitivement inférieures, soit comme provisoirement en retard (la « mission civilisatrice » des puissances coloniales consistant à leur faire combler ce retard), et postule qu'il existe un critère universel, un paradigme surplombant, permettant de hiérarchiser les cultures et les peuples. Le racisme apparaît ainsi directement lié à l'universalisme du progrès, qui recouvre lui-même un ethnocentrisme inconscient ou masqué.

    On ne discutera pas ici de la critique de l'idée de progrès, qui, à l’époque moderne, commence chez Rousseau, ni des innombrables théories de la décadence ou du déclin qu'on a pu lui opposer. On notera seulement que ces dernières représentent souvent (mais pas toujours) le double négatif, le reflet spéculaire, de la théorie du progrès. L'idée d'un mouvement nécessaire de l'histoire est conservée, mais dans une perspective inversée : l'histoire est interprétée, non comme progression constante, mais comme inévitable régression (ponctuelle ou généralisée). En fait, la notion de décadence ou de déclin apparaît tout aussi peu objectivable que celle de progrès.



    Depuis vingt ans au moins, les ouvrages se multiplient sur les désillusions du progrès. Certains auteurs vont jusqu'à dire que l'idée de progrès n'est plus qu'une « idée morte » (William Pfaff). La réalité est sans doute plus nuancée. La théorie du progrès est aujourd'hui sérieusement mise en question, mais il ne fait pas de doute qu'elle se survit sous des formes diverses.


    Les totalitarismes du XXe siècle et les deux guerres mondiales ont de toute évidence sapé l'optimisme des deux siècles précédents. Les désillusions sur lesquelles se sont fracassées bien des espérances révolutionnaires ont suscité l'idée que la société actuelle, si désespérante et privée de sens qu'elle puisse être, est malgré tout la seule possible : la vie sociale est de plus en plus vécue sous l'horizon de la fatalité. L'avenir, qui apparaît désormais imprévisible, inspire plus d'inquiétudes que d'espoirs. L'aggravation de la crise paraît plus probable que les « lendemains qui chantent ».


     L'idée d'un progrès unitaire est battue en brèche. On ne croit plus que le progrès matériel rende l'homme meilleur, ou que les progrès enregistrés dans un domaine se répercutent automatiquement dans les autres. Dans la « société du risque » (Ulrich Beck), le progrès matériel apparaît lui-même comme ambivalent. On admet qu'à côté des avantages qu'il procure, il a aussi un coût. On voit bien que l'urbanisation sauvage a multiplié les pathologies sociales, et que la modernisation industrielle s'est traduite par une dégradation sans précédent du cadre naturel de vie. La destruction massive de l'environnement a donné naissance aux mouvements écologistes, qui ont été parmi les premiers à dénoncer les « illusions du progrès ». Le développement de la technoscience, enfin, soulève avec force la question des finalités. Le développement des sciences n'est plus perçu comme contribuant toujours au bonheur de l'humanité : le savoir lui-même, comme on le voit avec le débat sur les biotechnologies, est considéré comme porteur de menaces. Dans des couches de population de plus en plus vastes, on commence à comprendre que plus n'est pas synonyme de mieux. On distingue entre l'avoir et l'être, le bonheur matériel et le bonheur tout court.


    La thématique du progrès reste cependant prégnante, ne serait-ce qu'à titre symbolique. La classe politique continue d'en appeler au rassemblement des « forces de progrès » contre les « hommes du passé », et de tonner contre l'« obscurantisme médiéval » (ou les « mœurs d'un autre âge »). Dans le discours public, le mot « progrès » conserve globalement une résonance ou une charge positive.


    L'orientation vers le futur reste également dominante. Même si l'on admet que ce futur est chargé d'incertitudes menaçantes, on continue à penser que, logiquement, les choses devraient globalement s'améliorer dans l'avenir. Relayé par l'essor des technologies de pointe et l'ordonnancement médiatique des modes, le culte de la nouveauté reste plus fort que jamais. On continue aussi à croire que l'homme est d'autant plus « libre » qu'il s'arrache plus complètement à ses appartenances organiques ou à des traditions héritées du passé. L'individualisme régnant, conjugué à un ethnocentrisme occidental se légitimant désormais par l'idéologie des droits de l'homme, se traduit par la déstructuration de la famille, la dissolution du lien social et le discrédit des sociétés traditionnelles du Tiers-monde, où les individus sont encore solidaires de leur communauté d'appartenance.


    Mais surtout, la théorie du progrès reste largement présente dans sa version productiviste. Elle nourrit l'idée qu'une croissance indéfinie est à la fois normale et souhaitable, et qu'un avenir meilleur passe nécessairement par l'accroissement constant du volume de biens produits, que favorise la mondialisation des échanges. Cette idée inspire aujourd'hui l'idéologie du « développement », qui continue à regarder les sociétés du Tiers-monde comme (économiquement) en retard par rapport à l'Occident, et à faire du modèle occidental de production et de consommation l’exaltant destin de toute l'humanité. Cette idéologie du développement a parfaitement été formulée par Walt Rostow, qui énumérait en 1960 les « étapes » que doivent parcourir toutes les sociétés de la planète pour accéder à l'univers de la consommation et du capitalisme marchand. Comme l'ont montré divers auteurs (Serge Latouche, Gilbert Rist, etc.), la théorie du développement n'est finalement qu'une croyance. Tant qu'on aura pas abandonné cette croyance, on n'en aura pas fini avec l'idéologie du progrès.

    Alain de Benoist ( Nouvelle Ecole n° 51, année 2000)

     

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